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dans la vitre, — en dépit des histoires qu’on nous contait à Bellac, — se conduire avec mon reflet avec plus d’égards encore qu’avec moi-même ; j’étais navrée et sans force de voir qu’il n’avait ni moustache, ni barbe ; j étais folle et délirante que le contrôleur le forçât à payer de nouveau. Tout cela au fond m’était égal, et rentrée à Paris, je l’abandonnais sans plus y penser entre son pain frais et ses cadavres ; un peu vexée cependant d’être suivie non pour moi-même, mais, comme un chien d’arrêt, pour je ne sais quel gibier dont je sentais sa carnassière pleine quand les douaniers l’interrogeaient aux portes. Un matin d’ailleurs il ne parut point ; le lendemain pas davantage ; mais en somme j’étais satisfaite d’être enfin seule ; j’étais charmée de sentir deux guides flotter sur mon cou ; j’étais ravie et sans force de m’asseoir au bord de l’abreuvoir de Marly sans trouver en face l’image d’un étranger dans l’eau ; j’étais folle et délirante d’avoir effleuré une amitié d’homme, de l’avoir égarée pour toujours. Au fond je le regrettais un peu, et, privée de mon spectateur, comme les grands joueurs de tennis ou de pelote dès qu’ils n’ont plus de public, je jouais mal avec Paris, je prenais une voiture pour une autre, je devais changer à mi-chemin, je décochais avec moins de sûreté mes tramways sur Triel ou sur