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mon image en costume de voyage que j’y contemplais, et les esthètes Scandinaves ne comprenaient pas pourquoi j’ajustais ma blouse, je resserrais ma ceinture devant une Antiope nue. Ces canaux vénitiens, ces regards lombards qui viennent vers vous toujours de face, et se déversent en votre cœur sans arrêt, gouttières d’une contrée bien chargée de nuages ; ces bourreaux qui s’arrangent pour couper un rayon de soleil juste avant la tête du saint, je les regardais, mais sans insister, comme les cartes postales d’un pays qu’un jour je verrais moi-même. Ou bien, tous ces tableaux pendus l’un à côté de l’autre m’excitaient au bonheur, en général, comme les affiches des gares excitent au voyage. Ou bien ils ornaient pour moi cette semaine de départ. Soudain, à la seule idée de Rubens, j’étais gaie, comme le passager qui voit, le bateau du Havre doublant le môle, une grosse Normande courir sur le quai. Devant Rembrandt, je me sentais soudain reconnaissante, à la pensée d’une grande âme dévouée aux hommes, comme celui, au lever de l’ancre pour les Indes, qui voit un petit fonctionnaire barbu sauver de la mer un enfant. Ou aussi j’étais heureuse comme si c’était Delacroix qui avait pris mon billet, Manet qui avait fait enregistrer mes malles ; et l’idée de Watte&u ou de Chardin se posait sur ma valise ou