Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien bourgeois, et jamais je n’y aperçois même l’ombre d’un inconnu. J’ai eu beau tirer sur ces petits bouts de cruauté, de colère qui autrefois me donnaient l’illusion que je pouvais être au besoin impitoyable et sanguinaire. J’ai essayé d’étrangler l’oiseau tango, pour connaître les limites de l’impassibilité ; il s’est remis, et est mort quelques semaines après pour prouver qu’il ne mourait que de désillusion. Mon âme est bonne fille. Mais autour de mon corps, étendu et poudré, sur un mancenillier, comme un appât, immobile ; je sens parfois errer les esprits polynésiens. Je le farde, pour qu’il m’offre dans l’eau un visage méconnaissable. Je le cache, je l’ensevelis sous des feuilles, je le colle à un arbre par des lianes de sa couleur, je connais toutes les places de l’île où il se loge secrètement. Quel explorateur d’Europe me découvrirait dans ces heures-là, où je suis la femme la mieux cachée du globe ! Souvent aussi je dors sur cette mousse qui teint en rouge. Je me relève avec une moitié de moi colorée pour la semaine, séparée en deux par une ligne capricieuse, riche en belles queues d’aronde que j’accentue à la couleur. J’ai deux mains dissemblables, des jambes inégales, chacune traite l’autre en étrangère, et si je prie, et si je croise mes genoux, demi-personne, je