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chaque page aussitôt, plus désolée quand je m’apercevais que j’avais lu le verso avant le recto que si l’on m’avait raconté d’avance autrefois le dénouement d’un roman, trouvant un début, un milieu et une conclusion à chacun de ces passages isolés sur l’allure de Rossinante, sur le vol d’une bourse par Jacques, sur l’égoïsme, et j’étais comble après huit pages, comme si j’avais lu huit romans. La page 180 de La Rochefoucauld, qui me peina, sur les femmes, où La Rochefoucauld avait tout prévu, excepté mon cas, où il insultait injustement mes fards, ma fidélité, et me montrait la vieillesse venant d’Europe me rejoindre dans l’île. La page 55 de Gil Blas qui me rapprit à elle seule bien des noms, les juges, les mulets, les duègnes, l’ombre-chevalier. Mais, sans parler des noms, c’est surtout tout un jeu d’adverbes, de conjonctions, d’exclamations qui revenaient à moi, j’en sentais mon âme rajeunie comme un vieux coussin auquel on remet ses ressorts ; j’en bourrais ma pensée ; j’en séparais tous ces mots qui peu à peu s’étaient rejoints dans mes phrases ; je me promettais de parler devant l’écho avec des « soit que », des « suivant que », des « encore que ». Après chaque page, j’enfonçais à nouveau le bras dans la caverne, appuyant de la main libre sur le paradisier qui avait repris ses sens,