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j’avais tout ce qui retient au monde sept marins allemands et leur rend la vie préférable à la mort ; j’avais une de ces pièces de dix pfennigs avec lesquelles on peut faire le tour de Heidelberg dans un tramways rouge ou de Munich dans un tramway bleu ; un de ces demi-mark qui suffisent, au musée de Berlin, pour que le gardien chef fasse tourner pour vous sur son socle à roulettes l’Ève de Rodin, alors que les plus pauvres ne peuvent voir Ève que de face, ou doivent tourner autour d’elle ; j’avais un de ces louis d’or avec lesquels on va de Coblentz à Bingen sur un vieux navire où est tracée en silhouette Bettina Brentano, à la place du pont où elle dormit pour aller voir Goethe, j’avais douze cartes postales avec les vues de Singapour, et le portrait de cette pieuvre, la même, à laquelle Toulet jetait des langoustes… J’avais cinq harmonicas, deux flûtes ; je les essayai… j’avais le sifflet auquel devait répondre le caniche… J’avais le briquet de celui qui ressemblait à un Français et que j’avais enterré l’avant-dernier ; le mouchoir en cachemire du midship, que j’avais enterré le dernier, pour que ses parents soient tranquilles, pour qu’il ait quitté le dernier son dernier bord ; le couteau à cran de l’Irlandais que j’avais retiré par les pieds de sa vague, le plus lourd, qui tout le jour avait semblé, à deux pas