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la tête, les autres les pieds tournés vers la mer. De la tête s’envolait toujours quelque oiseau, plus curieux que sont les oiseaux des visages que des corps. L’un avait un grelot dans sa poche, et sonnait. Deux avaient des alliances : j’eus désormais deux alliances au même doigt. Le plus jeune, imberbe, avait un veston noir avec des boutons d’or comme les collégiens chez nous ; rien n’y manquait, ni la cravate, ni la montre, comme aux collégiens un jour de grande rentrée ; c’était des vêtements faits sur mesure, de ceux que la mer n’arrive pas à enlever au corps, la ceinture était fixée au drap par des boutons-agrafes, et le midship retenait de la main sa casquette, seul objet qu’il eût pu perdre dans le désastre. Toute la douce peur de perdre sa casquette, mélangée à la confiance en son col, en ses brodequins, illuminait et sanctifiait ce visage. Mais à mesure que le soleil chauffait, cette troupe que je croyais d’abord uniforme, je la vis se diviser en deux. L’alliance que tous les noyés ont contre la nuit était rompue. Il y avait deux sortes de tricots, deux sortes de bérets ; c’est qu’il y avait eu, deux navires ; il y avait deux sortes de têtes, de mains, même dans la mort deux attitudes ; il y avait deux coupes de cheveux : c’est qu’il y avait deux races… Alors je vis la guerre.