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de force ou doucement comme les jongleurs les torches dans les cirques ; trois noms dont j’ignorais presque l’orthographe, mais qui me semblaient cependant, à la place de Renan, de Barrès, beaux écrous un peu desserrés, les seuls à visser maintenant notre pauvre existence contre le monde et ses mystères, Mallarmé, Claudel et Rimbaud. Je ne savais rien d’eux-mêmes, pas s’ils étaient vivants, et pas s’ils étaient morts ; j’ignorais si le voisin que je heurterais dans les gares en prenant mon billet, dans les pâtisseries en mangeant des éclairs, jamais, hélas ! ne serait plus, ou toujours pourrait être, ô bonheur, Mallarmé, Claudel ou Rimbaud. Et la douceur de voir l’un d’eux en colère contre un cocher et monter de force dans le fiacre sordide comme dans la gloire ! Parfois, de même que sur une église drapée pour des funérailles on est inquiet d’apercevoir l’initiale d’un parent, on craint pour lui soudain, — un parfum, un souffle, me désignait l’un des trois, sauvant de la mort les deux autres. Je ne pensais plus qu’à eux trois, je nommai d’après eux ruisseaux et promontoires. Ou bien, chantage éhonté de Dieu, qui arriva ainsi à me redonner une morale, — je me persuadai que j’étais responsable d’eux trois, que si j’étais paresseuse, que si je me plaisais à mon insomnie, que