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nous jetait vite aux yeux pour nous éblouir et aveugler dès qu’il s’agissait d’amour, ces noms de classiques, Racine, Corneille, Rotrou, qu’on nous donnait vite tous en bloc comme un trousseau de clefs emmêlées pour que nous ne sachions distinguer quel tiroir de notre cœur chacun pourrait ouvrir, une fois prononcés, ils flottaient autour de moi, se refusant à rentrer dans mon esprit par le chemin habituel. Les moindres distiques de Ronsard, de Malherbe, une fois déclamés dans cette île, se cabraient et m’attaquaient doucement comme un attelage dont on a trempé le museau dans une fontaine enchantée. Ces vers de Lamartine, de Vigny, quand ils me revenaient soudain dans le vent, mon unique souffleur, souffleur embaumé, et dont la parole m’éventait toute ; quand on voyait les étoiles, si basses ici, balancées par la brise même, agacer un quatrain qui ne s’y prenait pas, mais que je sentais bouger en ma mémoire ; quand la nuit, dans un réveil subit, m’arrivait un vers de Musset, de Shakespeare que je répétais presque ahurie et meurtrie, comme on tient l’échelon rompu d’une échelle ; quand je m’amusais à réunir tous ces noms qui pour moi ne signifiaient rien mais que je sentais pleins de sens, Syrinx, Paludes, Théodore, Adolphe, avec le soin d’un milliardaire ignorant