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sentait stérile. Elle n’avait pas non plus sa bague, ses récifs, négresse près des deux favorites, épouse illégitime du Pacifique, et je n’étais pas sans inquiétude sur l’abordage. À mesure que je nageais vers elle, j’avais déjà assez l’instinct de la mer pour sentir les poissons de moins en moins nombreux. Je traversais des zones d’un liquide qui me supportait à peine, et qui devait être du pétrole, puisqu’en sortant de l’eau, je vis mes tatouages à demi effacés. Je longeai une heure entière une falaise à pic et qui devait être en pierre ponce, puisque mon côté gauche, pour l’avoir effleuré trois fois, redevint blanc comme en Europe ; et par un escalier, un vrai escalier en pas de vis comme ceux qui mènent chez nous dans les caves, je montai, avec l’impression de m’enfoncer, sur la pointe des pieds et les coudes au corps, me gardant de petites sources qui devaient être des acides. C’est du dernier escalier que je vis les dieux… Ils étaient alignés par centaines comme des menhirs ; hautes de cinq, de dix, de quinze mètres, d’énormes têtes contemplaient ma tête encore au ras du sol, avec des nez tout froncés comme si tous m’avaient déjà senti monter, des yeux caves dont les plus proches de moi pleuraient de petites larmes sèches qui étaient des souris effrayées ; tous surpris dans une opé-