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tenus par ces couleurs à l’écart des hanches en mancenillier, des cous en palmes ; tous les chemins par où la pensée pouvait gagner un corps humain avaient ainsi leurs écriteaux… Pauvre compagnon, épars dans le bois vivant, yeux, bouches, lèvres bousculés par la sève végétale… seul compagnon !…

Il devait y avoir plus d’un an que j’étais naufragée, quand je pus enfin partir pour l’île d’en face. J’étais devenue bonne nageuse, et plusieurs fois déjà j’avais pris ce départ, mais toujours le courant m’avait ramenée à la grève. Je découvris un jour qu’après avoir fait le tour de mon île, ledit courant s’infléchissait à nouveau vers l’autre. C’était un chemin facile, indiqué d’ailleurs par des bandes d’oiseaux qui suivaient les poissons. Je partis curieuse, mais sans espoir. La fumée qui montait de là-bas, j’avais vite deviné que c’était celle d’une source chaude, comme dans mon île. J’avais seulement l’impression de changer de plateau dans une balance, pour vérifier je ne sais quelle pesée de moi-même. Je partis. Tous les ennuis d’ailleurs qui s’accumulent pour le lancement d’un grand bateau, je ne les évitai pas avec mon seul corps. Un jour j’eus une crampe et dus rentrer.