Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autre jour, je me fis honte, — car je ne souriais plus, j’étais sans vivacité et toute terne, délaissant mes poudres et mes onguents ; je m’insultai ; je me répétai que je n’étais tout de même pas une Russe, une Allemande pour prendre ainsi au tragique ma vie. J’avais à jouer le rôle d’une Française seule dans une île ; j’avais, en me prenant le pied dans une liane, à faire mille grâces aux lianes ; je décidai qu’un jour par semaine, du lever au coucher, quel que fût le temps, je serais gaie. Je fixai même cette première fois au lendemain, et j’attendis avec angoisse, comme un rendez-vous avec un inconnu, cette entrevue avec mon ancienne gaîté… Nuit longue, visitée par toutes ces ombres qui se précipitent sur les cœurs un peu éclairés… mais au terme de laquelle je sentis un sourire manger par le milieu mon visage. Le soleil se levait de la mer sans débat… Près des cacaos embaumés, je m’éveillai comme jadis près de mon chocolat… Je souriais, mes yeux se plissaient, mes joues se pinçaient, ma gaîté se pendait à mon visage par mille pinces comme un linge qui va flotter… Mais ce n’était pas la gaîté qui me revenait seule, c’était une pudeur que je ne connaissais plus. Jamais Américaine, jamais Italienne seule dans une île ne regarda avec plus de bienheureuse gêne, dans la loupe son unique