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sur ses yeux que la mort de Geneviève avait adoucis des paupières encore rudes. Puis on cria le nom de la première gare limousine, et, soudain, ce département que j’avais quitté à deux ans et que je croyais ignorer me reçut comme son enfant. Mon père l’avait habité toute sa jeunesse, tous les noms propres que l’on prononçait chez moi avec amour et respect étaient pris dans les almanachs, les annuaires, les journaux de ce pays, et jamais noms n’avaient contenu pour moi plus de nostalgie et d’aventure que ceux qu’appelaient maintenant à toute voix les employés, ou que je voyais collés au flanc des gares comme des colis précieux laissés pour moi en consigne, entre des arbres et des troupeaux dont mon cœur aussi reconnaissait la race, par mon père adolescent. Car, comme si l’on criait tout à coup dans le silence, aux arrêts de votre train, les noms de celles que vous avez aimées ou désirées, on criait Argenton, Saint-Sébastien, Azérables ! Dès le sud de Châteauroux tous les bourgs dont je connaissais seulement par mon père les dates de foire et de frairie sortirent pour une si belle rencontre de leur réserve fixée par le préfet, et Eygurande, de son premier jeudi mensuel, Saint-Sébastien de son troisième mardi, La Souterraine de son deuxième vendredi et de son 28 février des années bissextiles vinrent me saluer jusqu’au quai. Gargilesse, Crozant, pas un seul de ces bourgs dont je ne connusse exactement à quel jour et à quelle saison se produisait vers lui la migration des génisses, des dindons et des poulains. À Sagnat, j’aperçus dans l’étang la plus grande quantité d’eau que mon père ait jamais vue, car il ne connaissait pas la mer. À Razé, où mon père vit Monsieur Grévy,