Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nir Berlin, j’allais à ce qui aurait été son téléphone, sa poste, son bar automatique, assuré de ses rencontres. J’allais à ce qui aurait été son bréviaire : au Tableau des Annonces, machine à écrire du destin en pays berlinois, car à Berlin chacun considère l’annonce comme une lettre personnelle d’inconnu, et dédaigne pour elle la correspondance régulière. La page des offres et des demandes comme une rue grouillante dont chaque passant se met à votre merci, vous fait dédaigner de suivre ou d’observer dans la vraie rue. J’insérai les appels qui m’avaient valu, voilà quinze ans, la visite du poète Larsen et du sculpteur Einward. Tous deux étaient morts, n’étant pas de Berlin même, mais aux deux lignes rédigées avec les mêmes mots qu’autrefois, ce fut le fils de Larsen et le cousin d’Einward qui répondirent. Car Berlin, plutôt que de nous rendre après vingt ans nos amis vieillis et transformés, leur suscite toujours, dans la génération qui les suivit, des sosies fils ou cousins, et nous donne à nous-mêmes, en rajeunissant notre entourage, l’illusion parfaite du passé. C’est ainsi qu’il tint à m’offrir Inge Walden.

J’avais avec Eva sur la perversion comparée des mœurs allemandes ou françaises, ces querelles que vident, d’ailleurs plus sérieusement, l’Écho de Paris et la Deutsche Tageszeitung, et je voulus montrer à Kleist ce qu’est la vertu berlinoise. Nous avions le choix. C’était la semaine du Deutsch Freundschafts-Verband, et son journal à tous les kiosques invitait pour le bal masqué de l’Alte JacobStrasse 89, toutes les dames et messieurs invertis de la ville. Le célèbre Peer Lotti en duo, avec le non moins aimé Fred Barré, devaient y faire la lecture des vingt derniers