Page:Giraudoux - Retour d’Alsace, août 1914.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.
80
RETOUR D’ALSACE

de notre défaite originelle, qui nous donne le sentiment de ne plus être séparés de l’Allemagne désormais par ce corps sans équilibre qui ne pourrait, à cause du poids de Metz, se tenir debout si on la levait, comme tout serait beau sans la pensée que les quatre droguistes essayent peut-être en ce moment dans Mulhouse évacuée, et sur eux-mêmes, car ils sont restés tête nue au soleil, l’aspirine de leur commande. Sur le pas des magasins, les boutiquiers nous relèvent du vœu de jeûne, et déversent sur nous leurs boutiques, fiers d’un métier qu’ils n’auraient jamais cru aussi béni ; Balouard, dont le lorgnon était brisé, reçoit de l’horloger une série de toutes les dyoptries jusqu’à 18. Il en a pour toute sa vie, en admettant que sa myopie empire chaque année. Des enfants, qui se sont offerts pour les commissions, reviennent avec le paquet, la monnaie, et cherchent avec angoisse leur soldat, qu’ils ne reconnaissent plus. Artaud, qui est boucher, lève les bras et acclame, derrière un comptoir de marbre, un boucher modeste et laid qui, ne pouvant deviner qu’Artaud est un collègue, se croit soudain un visage sympathique. Un opticien a planté des drapeaux sur une tête de cire, comme sur une carte…, les circonvolutions les plus lointaines, les moins nécessaires : la mémoire des chiffres,