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RETOUR D’ALSACE

lage était distribué, qui pensait soudain à ses confitures et courait à ses armoires ; jeunes filles brunes, souples, dévorées par la guerre, dans une gare de mineurs, qui changeaient déjà le premier billet de cinq francs, ce billet qu’elles devaient garder toute la vie comme souvenir ; cousines timides qui entr’ouvraient sans bruit notre wagon endormi, vers deux heures du matin, et frémissaient de joie en le voyant subitement se secouer, descendre sur le quai sablé, enfouir dans ses musettes un chocolat dont elles nous disaient orgueilleusement la marque, car il faisait si sombre ; statue blonde, tête d’or, qui scrutait et reconnaissait chaque visage, et qui me refusa un second verre de vin, bien que j’eusse fait à nouveau la queue ; épouse, qui regardait les autres sans les aider, sous les acacias lumineux, anéantie, mais qui voulait nous voir, qui se refusait à nous confier, par tristesse ou par pudeur, le numéro du régiment de son mari, sanglotant quand elle l’eût dit ; formant haie jusqu’à la frontière, toutes à un mètre de nous, — à part une jeune fille de Montceaux qui ne voulut jamais s’approcher — toutes les femmes, en somme, qui se cachent les unes derrière les autres dans la vie et dont nous n’apercevons que les plus grandes. Tout ce qu’ils n’avaient pas vécu passa ainsi, avant les périls,