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RETOUR D’ALSACE

fond de lui un lointain sommeil, le sommeil d’après la bataille, et bâille. Notre ignorance de la guerre pèse sur nous comme si elle était un examen. D’un peu plus nous copierions notre théorie. Nous nous sentons coupables de n’avoir pas repassé nos enrayages, nos déploiements. Mais surtout nous pensons sans relâche au premier blessé, au premier mort du bataillon. Tout notre entendement butte contre ce premier cadavre. Nous comprenons le second, le troisième ; mais, malgré nous, le premier mort que nous avons enfin étendu dans notre esprit, s’anime, se relève, et tout est à recommencer. Quand un soldat allume sa pipe, nous frémissons, en voyant ce visage qui s’illumine, comme s’il se désignait par cette clarté pour la mort. Nos épaules s’alourdissent, nous vieillissons. Nous errons sans repos dans cette ombre qui rend la victoire à peine plus désirable que le jour. — C’est toi ? — Oui, c’est moi, avec, tremblotant un peu, un immense courage !

Le bruit d’un galop. Le capitaine d’état-major transmet au colonel l’ordre d’attaquer le village d’Enschingen. On en voit nettement le clocher, juste devant nous, à deux kilomètres. Puis il éprouve le besoin de nous faire un discours :

— Allez, les Roannais. Comme pour les Autrichiens !