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Il m’aperçut de la terrasse, et cria, battant la table d’une bouteille vide :

— Ah, malheur ! Tu ne sais pas ce qui t’attend. Mme Alphonse te paie une absinthe.

Je voulus lui parler d’Estelle.

— Il n’y a plus d’Estelle, fit-il. Il y a à savoir si une absinthe te fait peur.

Je n’en ai jamais bu. Comment lui expliquer que j’aime à penser d’avance aux choses que je n’ai pas encore faites, et que je veux, le jour où je me décide, celui que je préfère auprès de moi. Pour la seconde absinthe, tant qu’il aurait voulu ; la première, je sais à qui j’aimerais la devoir. Cependant j’obéis, je tamise mon eau, et, sous les regards moqueurs de Mme Alphonse, je bois. Je bus. De petites bulles montaient dans l’air tiède comme dans l’eau qui va bouillir ; les poules chantaient, croyant avoir pondu, parce qu’une chaleur incomparable gonflait leurs plumes ; d’un orme une chouette aboyait, et l’on était tout disposé à croire à un chien ventriloque. Puis, à part les coqs, qui se passaient la garde du soleil, tout se tut. Mon cœur, au lieu de battre, bourdonnait. Je dus tourner la tête pour tourner