reculant devant les yeux violets, les fossettes. Des mères
détournaient avec crainte de nous leur fils adoré, semblable
à tous. Une à une nous dépassions les voitures qui,
de tous les États, — on reconnaît l’État au nom inscrit sur la
plaque — viennent chaque samedi visiter Concord, patrie
de tous les poètes et philosophes d’Amérique ; — les banquiers
de l’Ohio, de l’Oklahoma, qui n’ont lu Emerson que
tout haut et en famille, par autos combles, avec une petite
fille sur le capot comme épigraphe ; — solitaire, dans une
voiture immense, le Californien, l’Alaskien, qui verra
les tombes illustres sans sœur, sans ami, qui lisait seul, le
soir, dans sa cabane perdue, les chapitres sur la modestie, la
franchise, qui appelait son chien, le caressait, lui disait la
vérité ; — de jeunes époux de New-York, qui croient que
tout les regarde encore, et ferment par pudeur leurs yeux
sous les regards trop vifs, regardés par les ruisseaux, les
oiseaux ; — une famille égoïste, j’ai pris son numéro, qui,
sous ses masques de mica, se croyait dispensée de rire,
de sourire. Puis soudain la route fut libre, toutes les autos
s’engouffrant dans le domaine où naquit Thoreau, moins
l’Alaskien qui commença la visite par la maison où il
mourut, prenant au plus court pour l’atteindre encore.
Puis une rivière fut franchie, coulant au ras des pelouses, et
le canot rouge empli de fillettes qui entrait sous le pont, en
sortit, malgré ses efforts, trop tard pour nous bien admirer.
Pour la première fois gardiens d’une vie française, comme
si elle eût pu plus facilement qu’une autre prendre feu,
Page:Giraudoux - Amica America, 1918.djvu/81
Cette page a été validée par deux contributeurs.
73