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vois à l’horizon mille pioches, mille pics sortant de terre, qui creusent, tous levés, tous baissés en cadence sur l’horizon. Ce sont les tranchées, dites ? C’est encore la guerre ?

— C’est bien elle.

— Comme je suis heureuse ! Ma mère prétend que ce tableau c’était la paix, l’agriculture… Que vois-je encore ? Je vois la première armée américaine chargeant, chaque compagnie prenant la forme d’une lettre, un nom immense en marche, dont quelques pauvres voyelles sous les obus éclatent, et qui devient un mot avec seulement des consonnes, tel qu’en prononcent les mourants.

— Taisez-vous, Muriel, dit la mère. Je vous en prie, renoncez à vos folies. Depuis l’aventure de Saint-Louis, lieutenant, elle veut être un homme. Je vous dis contre cela, Muriel, qu’il n’est pas une minute, depuis votre naissance, où je puisse vous imaginer en petit garçon. Dois-je tout conter à notre hôte ?

Muriel hésite. Sa mère lui prépare le thé avec mille raffinements, et n’oublie rien, muffins, tartines, toasts, de ce qui peut retarder une décision aussi funeste. Elle remplit la tasse. Horreur ! c’est du thé de Ceylan ! Elle regarde avec angoisse Muriel, attristée, qui heureusement n’a rien vu, dont la gorge ne s’affaisse point, dont les jambes tendrement s’allongent, qui respire sur elle-même des roses. Il suffirait à ce moment d’un rien pour la ramener dans son sexe, d’un nom de femme brusquement appelé, — de même que nous les hommes, on nous ramène au désir d’être homme