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française mutilée, et, c’est pour cela que je parle ce soir, nous voulons qu’il en comble les vides en puisant comme il l’entendra dans la nôtre. Qu’il choisisse parmi nous un ami pour chaque ami français tué ; je le conseillerai, notre année par chance est bonne, les paresseux n’y sont pas lâches, les menteurs n’y sont pas hypocrites, et peut-être y trouvera-t-il le poids exact de ceux-là même qui personnifiaient pour lui les dons et les vertus.

Il s’assied. Il s’est assis, et soudain après une minute, s’est tourné, a tourné sa chaise, comme s’il avait oublié de se replacer dos à la mort. On sait de quel côté maintenant elle vient ; elle vient suivant une ligne qui effleure un flûtiste, traverse un enfant. L’assistance respecte mon deuil, se tait. Les vieillards et les enfants s’excluent par dévouement de mon amitié pour y laisser la place à ceux qui ont juste mon âge, et, un jeune homme venant vers moi, l’orfèvre avec empressement s’écarte, s’incline devant ce cadet et le respecte, comme si déjà arrivait le remplaçant de mon meilleur ami.

Amitié, mon amitié, où ces feux inégaux que sont les Français s’éteignent, et où le pasteur Cox veut placer vingt cœurs ingénus, vingt lampes égales brûlant aux mêmes heures. Amitié, qui sur des corps déjà froids, à la place des visages où mes amis français entassaient des moustaches, des lorgnons, à vingt ans des rides, pose vingt têtes simples et nues, à cheveux blonds. Amitié, ou plutôt Café-terrasse de la rue Pigalle, d’où chaque année partait ma promotion pour dîner rue Vignon dans le Café-caveau ; où se sont