Or, il y avait à bord notre plus grand philosophe, qui allait à Washington, aidé de notre plus grand physicien, poser sur des mots choisis par Wilson les immenses colonnes d’air qui sont sur les mots français. S’il survenait un torpillage, le hasard voulait que nous montions sur le même canot. C’était à moi de le réchauffer, de lui donner ma part d’alcool. Si la barque coulait, c’est moi qui soutiendrais une minute encore sa tête au-dessus d’un gouffre. Nous coulions l’un avec l’autre. La première lueur aspirée par son âme libérée était mon âme, et j’en étais le premier aliment dans le stade où elle égalerait peut-être Dieu. Tous les après-midi, il sortait de sa cabine, sous un faux-nom, — le même toujours, sachant quelle médiocre continuité nous infligeons aux êtres, — mais me saluant chaque fois d’un nom différent, par je ne sais quelle flatterie. Étendu près de moi, il dilatait devant une mer entière la pensée conçue le matin par le hublot, il étalait et repassait de la main un papier roulé. Parfois, il prenait un crayon, il écrivait ; et deux plans du monde par ce seul geste étaient pour moi fondus. Il cessait d’écrire, et le ciel ne s’appliquait plus contre la mer. Parfois, comme un poète s’amuse en plein soleil à regarder fixement les yeux d’un hibou captif, il regardait, sans le savoir peut-être, au fond de mes yeux. J’y laissais cette petite Idée nue qui les habite, mais d’ailleurs il ne voyait rien, et moi j’apercevais, dans les siens, sinon l’âme de sa pensée, du moins sa forme même, son spectre, matériel, fluide, presque aussi matériel qu’un regard, — mais après