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naître de moi-même ; me délaisser… Vous désirez savoir lequel est lui, lequel est moi sur les photographies de notre enfance : c’est lui qui a les régates rayées, et moi les régates unies. Nos parents distinguaient leurs fils à cela, et, rassurés, alors qu’à notre sortie du collège nous commencions à n’avoir plus exactement les mêmes visages, et que changeaient en nous ces traits seuls d’ailleurs qui passent pour immuables, la couleur des yeux, la forme des dents, ils avaient fini par ne plus voir entre nous de différences. De sorte que pour mes parents seuls je suis le portrait de Leslie. Pour tous les autres, il est disparu, et pour vous surtout, qui le trouviez ardent, jaloux, autant que j’étais résigné et paisible. Mais je contiens toute sa vie. Je suis né une minute avant lui, et chacun de mes jours nouveaux croît en cercle autour de sa tombe. Pas une de ses pensées qu’il ne m’ait dites par des phrases, pas un animal qu’il ait caressé et dont j’ignore le nom propre. Le jour seulement de son départ pour la France je l’avais quitté ; je viens de refaire son voyage jusqu’aux Vosges ; hier, j’ai vu la tranchée où il est mort et j’ai rejoint, depuis deux mois couchée, cette ombre que je me plaisais du moins à imaginer fugitive. Depuis hier ma vie est à moi et je n’ai hérité, dans ce deuil, que de moi-même. Depuis hier, je vis séparé de lui, et de moi aussi séparé, car je perds mon enfance, ma jeunesse avec la sienne. Il se cramponne à son jumeau comme un noyé. Je relâche dans le néant, les reprendrai-je jamais ? tous mes souvenirs, qui étaient les siens. Je vous