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Longfellow, au hasard, mais ce fut à la page où Longfellow avait écrit de sa main, en long de la marge, un distique qui donnait un nouveau sens au poème ; il souriait, il inclinait la tête, il pensait à un archet étendu près de son violon. Il ne me savait pas poète ; il agissait sans discrétion, se croyant seul avec elle, avec la Poésie. Il s’arrêtait brusquement, rayonnait, écoutant en lui, — n’entendant rien, furieux. Il aiguisait sans pudeur ses sens, son odorat, en plongeant la tête sans mesure, avec les oreilles qui n’avaient rien à y faire, dans une touffe de seringat, sa vue en promenant des regards sur deux boules de cristal placées sur une table, et soudain il regarda mes yeux. Il ne les quitta plus. Il s’assit en face de moi…

Le feu flamba soudain, feu d’été traître, qui fit un signal à l’hiver. Au loin les tramways glissaient, les verges éclatant en globes de feu aux aiguillages des trolleys, cerveau des tramways, donnant tout ce que donne un tramway de pensée, une étincelle. Le vieux monsieur de la villa voisine rentrait de sa promenade et tapait, comme chaque soir, pour la vider, sa pipe contre la plaque en marbre du petit obélisque de Washington. Lee semblait m’avoir choisi pour victime, et c’est de cette nuit, en effet, qu’il a daté son poème sur moi. Je le sentais supprimer de mon visage ce qui le gênait, mes cheveux qu’il a décrits bruns ; m’ajouter une moustache ; me donner deux béquilles, jeter autour de moi cet échafaudage qu’on construit autour d’une tour, chez nous, avant de la réparer. Parfois il se frottait les mains, il