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cohérent. Et, d’ailleurs, la vieille ne prend pas de tabac et ne sent pas l’eau-de-vie.

J’ai fait toutes ces observations, en moins de temps que je n’en prends pour vous les écrire, à travers l’intarissable babil d’Alfred, qui s’imagine, comme beaucoup de gens, qu’on est fâché contre lui si on laisse tomber un instant la conversation. Et puis, entre nous, je crois qu’il tenait à se faire passer aux yeux de ces femmes pour un homme situé sur un bon pied dans un certain monde, car il m’a parlé de l’univers entier. Je ne sais comment cela s’est fait, mais ce tourbillon de paroles a fini par entraîner l’inconnue, qui jusque-là s’était tenue précieusement rencognée. — Le peu de mots qu’elle a dits étaient fort indifférents : une observation sur un encombrement de gros nuages noirs qui, pelotonnés dans un coin de l’horizon, avaient l’air de comploter une averse ; mais j’ai été charmé du timbre de sa voix. — Une voix argentine et fraîche. La musique brodée par elle sur cette phrase : — Il va pleuvoir, me traversa l’âme, comme un motif de Bellini, et je me sentis remuer dans le cœur quelque chose qui, bien cultivé, pourra devenir de l’amour.

Une locomotive a bientôt avalé les tringles qui séparent Mantes de Pont-de-l’Arche. Un abominable bruissement de ferrailles et de tampons se fit entendre, le convoi s’arrêta. — J’avais une peur affreuse que la grisette et sa compagne ne continuassent leur route, mais elles descendirent précisément à cette station. Ô Roger, ne suis-je pas un heureux drôle ? — Pendant qu’elles étaient occupées à réclamer je ne sais quel paquet, la voiture qui va de la station à Pont-de-l’Arche partit encombrée de malles et de voyageurs ; en sorte que, les deux femmes et moi, nous fûmes obligés, malgré les menaces du temps, de prendre à pied le chemin de Pont-de-l’Arche. De larges gouttes commençaient à tigrer la poussière. Un de ces gros nuages noirs