Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je m’éloignerai du monde, et j’aurai gagné au moins la suppression de ces tortures sociales. Ainsi, au fond de mon infortune, je découvrirai un bonheur. Quand on ne peut atteindre le bien, il faut diminuer le mal.

Jeudi dernier, la comtesse de L*** avait ouvert ses salons par extraordinaire : c’était une soirée de fiançailles, un bal d’intimes, une espèce de répétition de bal de noces ; elle marie sa belle cousine à notre jeune ami Didier, que nous avons surnommé Scipion l’Africain. Le maréchal Bugeaud lui a donné un congé de six mois, et lui a cicatrisé une blessure à l’épaule avec l’épaulette de chef d’escadron. Dites-moi si je pouvais me dispenser de me rendre à cette soirée ? Vous me répondrez ce que je me suis répondu. Encore un supplice découvert. On dansait déjà quand je suis entré. Jamais comédien allant aux planches n’a plissé son étoffe et pétri son visage avec plus de soin que je ne l’ai fait moi-même en montant l’escalier où résonnait le bruit des instruments. Je me suis glissé, à la faveur des figures du quadrille, jusqu’au fond du salon, tapissé de mères oisives et causeuses. Là, j’ai joué mon rôle d’homme heureux.

On sait que j’ai la faiblesse d’aimer le bal avec la passion d’une jeune fille. Je me suis donc imposé une contredanse du meilleur cœur du monde. J’ai choisi une danseuse d’une laideur consommée, pour dépayser ma passion aux antipodes de la beauté. Ma danseuse avait cet esprit charmant qui, presque toujours, chez les femmes, est inséparable de la laideur idéale. Nous avons causé, ri et figuré avec une gaieté folle. Chaque note de l’orchestre était payée d’un bon mot ; nous croisions nos pas et nos saillies ; nous inventions un genre de conversation tout nouveau, bien préférable à l’immobilité tumulaire du fauteuil ; la conversation au pied levé, avec accompagnement d’orchestre furieux. Tous les yeux étaient fixés sur nous,