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rendra son véritable nom, en lui ôtant son masque d’emprunt.

Paris est toujours désert. La plus grande et la plus peuplée des villes s’efface à vos pieds, lorsqu’on la regarde des hauteurs d’une passion. Je me sens toujours isolé, comme si j’étais sur les vagues de l’Océan du Sud, ou sur les sables de Saharah. Heureusement le corps prend des habitudes mécaniques qui suppléent à la volonté de l’âme ; sans cette précieuse faculté de la matière, mon isolement m’aurait amené à une rêveuse et stupide immobilité. Ainsi, aux yeux des indifférents, ma vie est toujours la même ; je suis ce que j’étais autrefois ; j’ai mes relations, mes plaisirs, mes amis, mes endroits accoutumés ; seulement, je parle peu, et je laisse beaucoup parler les autres. Mon visage stéréotype assez bien les lignes calmes de l’audition attentive ; et celui qui a la bonté de me raconter quelque chose est tellement satisfait de ma physionomie d’auditeur, qu’il prolonge à l’infini le monologue de sa narration. Alors ma pensée prend son vol, et fait le tour du monde, à travers les continents, les archipels, les mers, les peuples que j’ai visités. Ce sont les seuls moments de répit qui me rafraîchissent le sang. J’ai la pudeur de ne pas vouloir penser à mon amour en face d’un autre homme ; il me reste assez d’enfantillage au cœur pour croire que les cinq lettres de ce nom fatal jailliraient sur mon front en lettres de flamme, en trahissant un secret que l’indifférence paie avec un sourire de pitié ou de raillerie.

Les mille souvenirs semés çà et là dans mes pérégrinations éclatent à la fois dans mon cerveau avec tant de bruit et tant de couleurs, que je puis assister en plein soleil, et les yeux ouverts, au défilé de tous mes rêves, créés dans mes nuits des pays lointains. Il y a dans ces instants un phénomène de physiologie inexplicable. La