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sans un sentiment de terreur. Celle-ci, c’était la première que je recevais depuis deux ans, avait un aspect formidable. L’enveloppe était chargée de signes bizarres et du cachet de tous nos consulats en Orient. Sous ces empreintes multipliées, on lisait, écrits en grandes lettres, ces trois mots : Pressé. Très-important. Ce carré de papier que je tenais entre mes mains était allé me chercher de Paris à Jérusalem, et, de consulat en consulat, était revenu de Jérusalem à Paris, dans les bureaux du ministère des affaires étrangères. De là, l’on avait fait lâcher quelques limiers de la police, qui, avec leur flair habituel, avaient suivi ma trace et découvert mon gîte en moins d’un jour. J’allai droit à la signature et lus le nom de Frédéric. J’avoue naïvement que, depuis deux ans, il ne m’était pas arrivé une seule fois de me préoccuper de la tournure de ses affaires, cette lettre m’en apporta la première nouvelle. Après un préambule consacré tout entier à l’expression d’une gratitude exagérée, Frédéric m’annonçait à son de trompe que la fortune avait magnifiquement réparé ses torts envers lui. Avec les cinq cent mille francs que je lui avais laissés en partant, il avait mis son honneur à couvert et relevé son crédit chancelant. Dès lors, il avait prospéré au delà de toute espérance. En quelques mois, il avait gagné à la hausse des actions de chemins de fer des sommes fabuleuses. Il terminait en m’apprenant qu’il m’avait intéressé dans ses heureuses spéculations, et que, mes capitaux ayant doublé, je me trouvais à cette heure à la tête d’un bel et bon million qui ne devait rien à personne. Au bas de cette lettre, hérissée de chiffres et de termes qui puaient l’argent, je lus quelques lignes simples et touchantes de la femme de Frédéric, qui m’allèrent au cœur et m’attendrirent jusqu’aux larmes.

Quand j’eus tout lu, je promenai un long regard autour de ma petite chambre où j’avais vécu d’une si douce vie ;