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pour rêver et dormir, pour vivre et pour mourir. Je déteste les haies, les cloisons et les murs, comme un phalanstérien.

— Pour éviter l’humidité, j’ai fait revêtir les parois de cette halle, comme ma mère la nomme, de boiseries de chêne, jusqu’à la hauteur de douze à quinze pieds. Une espèce de tribune, avec deux escaliers, me permet d’arriver aux fenêtres et de jouir de la beauté du paysage, qui est admirable. Mon lit est un simple hamac en fibre d’aloës, suspendu dans un coin. Des divans très-bas, d’énormes fauteuils de tapisserie forment le reste de l’ameublement. À la boiserie sont accrochés des pistolets, des fusils, des masques, des fleurets, des gants, des plastrons, des dumbelles et autres ustensiles de gymnastique. Mon cheval favori est installé à l’angle opposé dans une box de bois des îles, précaution qui l’empêche de s’abrutir dans la société des palefreniers, et le conserve cheval du monde. Le tout est chauffé par une cheminée cyclopéenne, qui mange une voie de bois à chaque bouchée, et devant laquelle on pourrait mettre un mastodonte à la broche.

Arrivez donc, cher Roger, j’ai une ruine d’ami à vous offrir, la chapelle à trèfles quadrilobés. Nous nous promènerons ensemble, la hache à la main, dans mon parc, qui est aussi touffu, aussi inextricable que les forêts vierges d’Amérique ou les jungles de l’Inde : personne n’y a touché depuis plus de soixante ans, et j’ai déclaré que je fendrais la tête au premier jardinier qui s’y hasarderait orné d’un croissant ou d’une serpe. Aussi c’est plaisir de voir à quelle folie de végétation, à quelle luxuriante débauche de fleurs et de feuillages s’est laissée aller la nature livrée à elle-même et sûre de n’être regardée que par un œil indulgent ; les arbres étirent leurs bras, se courbent et se cambrent de la façon la plus fantasque ; les branches font cent coudes d’une curiosité difforme et s’entrelacent avec