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Tu t’es penchée un instant sur l’abîme, et tu t’es reculée avec épouvante, car nulle femme n’a regardé sans vertige le gouffre du cœur de l’homme ; les précipices t’ont toujours effrayée, — cher ange, comme si tu n’avais pas eu d’ailes ! Si tu étais restée un instant de plus, tu aurais vu loin, bien loin, du fond des ténèbres, briller sur un fond d’azur inaltérable, au milieu des étoiles épanouies, la réflection de ton image adorée.

Vains regrets ! plaintes superflues ! La terre humide et brune enveloppe sa forme délicate ! Ses beaux yeux, son front candide, son sourire charmant, nous ne les verrons plus jamais, — jamais, — jamais, quand nous vivrions des milliers de siècles. Chaque heure qui s’écoule rend la séparation plus profonde. Sa beauté va s’effacer dans la tombe, son nom dans l’oubli ! Car bientôt nous aurons disparu nous-mêmes, pâles figures courbées sur un marbre pâle !

Tout ceci est bien triste, bien sinistre et bien terrible, et pourtant il vaut mieux que tout soit ainsi. — La voir aux bras d’un autre : Roger ! nous n’avions rien fait à Dieu pour être damnés vivants ! — Je puis plaindre Raymond, puisque la mort le sépare de Louise. Qu’il me pardonne ! il le fera, car c’est un grand, un noble et parfait ami. Nous l’avons méconnu tous deux, comme cela devait être ! la sottise et la bassesse sont seules comprises ici-bas.

Nous avons tous fait une course désespérée pour atteindre le bonheur ! Un seul est arrivé, — mort !

Edgard de Meilhan.



FIN.



Paris. — Typographie de Mme  Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.