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Quelles pointes d’acier ! quelles lanières tranchantes auraient dû labourer mes chairs !

Repose en paix, chère Louise, car, pour moi, tu seras toujours Louise, même au ciel où je n’irai pas, car j’ai tué mon frère et je suis de la race des Caïns ; je ne te plains pas, tu as serré dans tes bras le rêve de ton cœur. — Tu as été heureuse, et le bonheur sur terre est un crime puni de mort, comme le génie, comme la divinité.

Tu ne peux m’en vouloir ! chez toi, j’avais deviné l’ange à travers la femme. Moi aussi je cherchais mon idéal, et je l’avais trouvé. Ô belle âme amoureuse ! pourquoi faut-il que la foi t’ait manqué, pourquoi as-tu douté de l’amour que tu inspirais ! Hélas ! je t’ai crue coquette, perfide, tu étais consciencieuse ; ton cœur était un trésor que tu ne pouvais reprendre, et tu voulais le bien donner ! — Maintenant je sais tout ; — on sait toujours tout quand cela ne sert plus à rien, et que le sceau de l’irréparable est posé sur les événements ! Tu es venue au Havre, pauvre belle, pour me chercher, et tu t’es enfuie te croyant trompée, tu n’as pas vu mon désespoir à travers ma fausse joie, tu as pris mon masque pour ma figure, le délire de mon corps pour l’oubli de mon âme ! Eh bien ! à cet instant où mon pied pressait le torse d’une négresse, où ma tête flottait dans les vapeurs de l’orgie, tes yeux d’azur étoilaient mon rêve, tes tresses blondes ruisselaient devant moi pareilles aux fleuves d’or du paradis, j’étais rempli de ta pensée comme un vase d’une liqueur divine ! Jamais je ne t’avais plus aimée, je t’aimais plus que le condamné n’aime la vie sur la dernière marche de l’échafaud, que Satan n’aime le ciel du fond de son enfer ! Mon cœur ouvert aurait montré ton nom écrit dans toutes ses fibres comme ces veines du bois qui se répètent dans toute l’épaisseur du bloc. Il n’y avait pas en moi un atome qui ne t’appartînt, tu me traversais en tous sens comme la lumière traverse l’air. Ta vie s’était substituée à la mienne ; je n’avais plus ni libre arbitre ni volonté.