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d’être inquiète, et pourtant je frémis à tous moments… ce cheval est si vif… Ce qui m’étonne, c’est que Raymond ne m’ait point donné à lire la lettre de cette parente ; il m’a dit : Je l’ai laissée sur la table ; et moi j’ai cherché sur sa table et je ne l’ai pas trouvée, cette lettre ; j’aurais voulu la lire, elle m’aurait appris exactement à quelle heure il devait se trouver à Guéret, et j’aurais pu juger par là de l’heure à laquelle il aurait dû revenir ici. Mais cette parente est la mère de la jeune fille qu’il devait épouser… elle l’aimait peut-être ; est-elle aussi venue ?… Ah ! quelle idée absurde ! J’ai tant peur que je m’amuse à être jalouse, pour me rassurer, en choisissant des dangers impossibles. Oh ! mon Dieu ! ce n’est pas de son amour que je doute… il m’aime, il m’aime autant que je l’aime, et c’est bien là ce qui m’épouvante. C’est dans cet amour si pur, si parfait, si divin ; c’est dans ce bonheur si complet qu’est le danger. N’est-ce pas que cela est mal d’aimer avec idolâtrie une créature de Dieu, et que cette adoration n’est due qu’à lui seul ; mettre toute son âme sur un seul être, oublier tout pour lui, c’est mal ?…

Oh ! que je voudrais le voir et entendre sa voix ! j’aime tant cette voix !… Comme je suis inquiète !… quelle horrible angoisse ! j’étouffe, mes idées se perdent ; ce n’est pas vivre que de se sentir ainsi emportée dans cette tourmente désespérée. Et puis, s’il venait tout à coup, quelle joie !… Oh ! je ne voudrais pas qu’il vînt tout de suite, je voudrais être préparée à le revoir, un moment, un seul !… S’il entrait tout à coup dans cette chambre, je deviendrais folle de joie en l’embrassant !

Ma chère Valentine, quel tourment que l’amour ! même l’amour heureux !… Jamais je ne pourrai supporter plus d’une heure une agitation pareille. Je suis sûre que j’ai la fièvre ; j’ai froid, je brûle ; ma pensée tourbillonne, j’ai le vertige. Tout en vous écrivant, assise près de la fenêtre, je jette des regards avides sur la campagne qui est devant moi, sur cette longue avenue de chênes par laquelle il doit