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Hélas ! dois-je donc trouver un sujet de douleur et de crainte dans ces qualités si nobles, si belles et si séduisantes, qui m’ont fait l’adorer ? C’est parce qu’il mérite d’être aimé plus que jamais on n’a été aimé dans ce monde, que je dois trembler pour lui ! Valentine, un tel bonheur ne vous fait-il pas pitié ? Depuis ce matin, je me tourmente. Raymond m’a quittée pour quelques heures ; il est allé à Guéret ; une de ses parentes, revenant des eaux de Néris, a dû y passer aujourd’hui vers dix heures ; elle l’a prié de venir la voir un moment à l’hôtel de la poste ; rien n’est plus naturel, et je n’ai aucune raison de m’alarmer ; et cependant cette courte absence m’inquiète comme un long voyage ; elle m’attriste aussi : c’est la première fois depuis huit jours que nous sommes si longtemps sans nous voir. Ah ! comme je l’aime, et que je m’ennuie quand il n’est plus là ! Une pensée me rassure dans l’état d’âme où je suis ; dans l’exaltation que j’éprouve, il n’y a pas de malheur supportable pour moi : une nouvelle fatale, une image douloureuse, une erreur même… certain nom terrible mêlé sans raison à un nom adoré, je vous le répète, une fausse nouvelle à l’instant même démentie, du premier coup me tuerait ; je ne vivrais pas les deux minutes qu’il faudrait vivre pour entendre la nouvelle contraire, la vérité heureusement démontrée. Cette idée me console. Si mon bonheur doit finir, je finirai avec lui.

Il est deux heures, Valentine c’est une chose inconcevable que Raymond ne soit pas encore revenu. Mon cœur commence à se serrer tristement ; ma main tremble en écrivant ; mes yeux se troublent… Qui peut le retenir ? Il est parti à huit heures ; il devrait être ici depuis longtemps. Je sais bien que cette parente qui veut le voir peut avoir été elle-même retardée en route ; on dit : Je passerai dans telle ville, à telle heure, et puis il arrive qu’on s’est trompé dans ses calculs. Les femmes surtout sont très-ignorantes en voyage ; elles ne comprennent rien aux chiffres des livres de postes. Tout me dit que j’ai tort