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En vain je cherche à me rassurer par des expiations, par des sacrifices ; depuis huit jours, je jette l’or à pleines mains dans ce pays, je dote tous les enfants, je nourris tous les pauvres, j’enrichis les hospices ; je me ruinerais volontiers en charités généreuses, en dons magnifiques, je donnerais ma fortune de bon cœur pour obtenir le repos ; tous les matins j’entre seule dans l’église, je me prosterne sur la pierre et je demande à Dieu, avec une ferveur ardente, qu’il me permette, par quelque grand sacrifice, de racheter mon bonheur ; je lui dis de m’envoyer les plus dures épreuves, de nouvelles humiliations, des douleurs violentes, au-dessus même de mon courage ; mais de me laisser, de me laisser quelques jours encore Raymond… Raymond et son amour.

Mais ces larmes et ces prières seront inutiles ; lui-même, sans comprendre ses pressentiments, il a l’instinct de sa fin prochaine. La pureté de son âme, la grandeur de son caractère, le désintéressement sans exemple de sa conduite sont des indices effrayants ; ces vertus sublimes sont des symptômes d’agonie ; cette générosité, ce désintéressement sont de tacites adieux. Raymond n’a dans l’esprit aucune des faiblesses des hommes destinés à vivre longtemps dans ce monde ; il n’a pris sa part d’aucune des passions mauvaises de ce siècle, il s’est isolé de lui, comme un passager d’un jour ; il a renié bravement les turpitudes de l’humanité, comme un homme qui n’a pas longtemps à se commettre avec elle. Il traite la vie en pèlerin, il ne s’établit dans aucune de ses misères ; il n’a passé marché avec aucun de ses désenchantements ; son orgueil superbe, sa loyauté implacable et rigide dès l’enfance ont caché un secret funèbre ; il ne s’est tenu à l’écart que parce qu’il avait le sentiment de sa fin précoce ; il n’est si sûr de lui que parce qu’il sait bien qu’il n’a pas à lutter longtemps ; il n’est si joyeux et si fier que parce qu’il regarde la victoire comme déjà remportée… Et je le pleure en l’admirant. Dieu ne prête qu’un moment à la terre ces modèles divins.