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pour moi une situation enviée par tout le peuple de l’Opéra.

À la fin de l’acte je quittai ma loge et je fis précipitamment un tour de foyer avant de me présenter. Lorsque je fus reçu, la duchesse me mit tout de suite à mon aise, en m’adressant brusquement la parole, comme si elle eût deviné mon embarras. Les femmes, d’ailleurs, ont une perception exquise et surnaturelle de toutes les choses de l’amour. Toutes elles devinent tout ; c’est effrayant.

La duchesse prononça lestement le nom de mademoiselle de Châteaudun et le mien, comme pour se débarrasser le plus tôt possible des cérémonies d’une présentation ; et touchant un fauteuil du bout de son éventail :

— Mon cher Roger, me dit-elle, on voit bien que vous arrivez de partout, excepté du monde civilisé. Je vous ai envoyé vingt saluts, et vous ne m’avez pas fait l’honneur d’une réponse ! La musique vous absorbait, n’est-ce pas ? On ne joue pas la Favorite chez les sauvages ; aussi restent-ils sauvages. Comment trouvez-vous notre baryton ? Il a chanté son air avec un sentiment adorable.

Pendant que la duchesse parlait, je donnai deux fois à mes yeux une direction rapide et naturelle sur mademoiselle de Châteaudun, et je compris l’admiration qu’elle excitait dans la salle. Si je vous disais que cette jeune personne est une jolie femme ou une belle femme, vous ne me comprendriez pas, car ces dénominations sont si vulgaires dans le langage du monde, qu’elles n’expriment rien. Il faut un volume de détails pour dépeindre la grâce, le charme et l’éclat d’une femme exceptionnelle. Au reste, ce n’est pas dans le moment désolé où je vous écris que ma complaisance de peintre peut vous exposer, dans un relief lumineux, la beauté d’Irène. Je ne veux pas me souvenir, lorsque je dois oublier.

Après cet échange de mots insignifiants qui sont l’escarmouche d’une conversation, nous causions, comme on