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caillou que tient cet enfant qui joue là-bas sur le gazon, et qu’il va jeter en riant aux arbres de l’avenue, ne suffit-il pas lui-même pour donner la mort à un homme aimé ?

Oh ! Valentine, je ne me fais pas d’illusions ; je vois le danger ; le monde entier se révolte contre un bonheur trop pur ; la société le poursuit comme une injustice ; la nature, à cause de sa perfection, le maudit ; toute perfection lui semble une monstruosité intolérable. Sitôt qu’elle le comprend, qu’elle le devine, elle donne l’alarme et les éléments se conjurent contre ce bonheur insolent ; la foudre est avertie… elle se tient prête à frapper le front qui rayonne. Chez les humains, à l’instant même toutes les méchancetés sont réveillées ; des avis secrets, des voix inconnues préviennent les envieux de toutes les nations qu’il y a quelque part une grande joie à troubler, qu’il y a dans un coin de la terre deux êtres qui se cherchaient et qui se sont trouvés, deux cœurs qui s’aiment avec une égalité idéale, une harmonie enivrante… Le hasard lui-même, ce railleur insouciant, se fait pour eux orgueilleux et jaloux ; il en veut à ces deux êtres qui se sont cherchés volontairement, qui se sont choisis consciencieusement, et qui n’ont rien voulu attendre de lui pour être heureux ; il s’informe de leurs deux noms, lui qui ne sait le nom de personne, et il les poursuit de ses coups, il cesse d’être aveugle pour les reconnaître et les frapper. Ah ! je le sens, nous sommes trop heureux. La mort nous regarde ! j’ai peur !

Ce n’est pas permis sur la terre de savourer les suprêmes délices, la joie sans trouble et sans mélange, d’avoir ensemble l’extase du cœur et le délire de la passion ; d’avoir l’orgueil de l’amour et la fierté de la conscience honnête… Les joies brûlantes ne sont permises qu’aux amours coupables. Que deux malheureux êtres, engagés séparément dans des liens détestés, se rencontrent et se reconnaissent mutuellement pour l’idéal de leurs rêves, on leur permettra de s’aimer, parce qu’ils se sont trouvés trop