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Dieu n’a pas voulu qu’il en fût toujours ainsi. C’est une grâce qu’il n’accorde qu’à de rares élus. Si donc il arrivait, par une fatalité qui n’est pas sans exemple, qu’Irène eût la force et le malheur de vivre, c’est à vous, madame, que je la confie. Soignez son âme, non dans l’espoir de la guérir, mais pour qu’il ne s’y mêle point d’autre amertume que celle des regrets. Représentez-lui ma mort, non comme l’expiation des chastes imprudences de sa jeunesse, mais comme celle d’un bonheur trop haut pour n’être pas frappé. Dites-lui qu’il en est des grandes joies ainsi que des grandes douleurs, et que, lorsqu’elles ont dépassé la mesure humaine, il faut que le cœur qui les contient éclate et se brise. Dites, ah ! surtout dites-lui que je l’ai bien aimée, et que, si j’emporte sa vie tout entière, je lui laisse la mienne en échange. Enfin, madame, dites-lui que je suis mort en la bénissant, avec le regret de n’avoir qu’une existence pour payer le prix de son amour.

Tandis que je vous écris, je la vois à sa fenêtre, belle, radieuse et souriante, éclatante de joie, resplendissante de vie et de jeunesse.

Adieu, madame. Un éternel adieu !

Raymond de Villiers.


XXXV


À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
POSTE RESTANTE, À ROUEN.


Paris, 12 août 18…

Ce que je vous ai écrit hier est bien incroyable, bien infâme. Vous pensez que c’est tout ; eh bien ! non ! Vous n’avez encore que la moitié de l’histoire. La main me tremble de colère, et j’écrase ma plume sur mon papier. — Le reste est le comble de l’odieux et de la perfidie ; c’était une trahison en partie double ; nous étions joués tous deux, vous comme époux, moi comme amant. Tout ceci vous paraîtra incohérent comme un rêve. Que puis-