Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour mettre tout le monde à son aise, elle avait pris, avec beaucoup d’art, l’attitude de la contemplation artistique ; on eût dit qu’elle était réellement absorbée dans l’extase de la musique et des voix, ou bien qu’elle suivait le conseil du poëte toscan :

Bel ange, descendu d’un monde aérien,
Laisse-toi regarder et ne regarde rien.

À la distance où j’étais assis, je ne pouvais distinguer que l’ensemble de sa figure, car je regarde l’usage de la lorgnette fixe comme une impolitesse du genre poli. Cependant, elle me parut justifier ce concert d’éloges que les yeux et les voix de tous lui chantaient en chœur d’opéra. Il y eut un moment où la belle inconnue se pencha gracieusement vers les stalles inférieures et mit son visage en dehors de l’ombre de la loge et tout à fait à découvert dans l’auréole voisine des girandoles de gaz, et ce fut comme une apparition qui, par un jeu d’optique de théâtre, se rapprocha de moi et m’éblouit. Un silence religieux régnait dans la salle. Le baryton chantait un air plein de volupté langoureuse et d’amour sensuel. Il y avait surtout deux vers que l’artiste faisait trembler sur ses lèvres, que l’orchestre accompagnait en vibrations mystérieuses, et qui me semblèrent en ce moment résumer cet ineffable délire de joie que l’amour d’une femme aimée entretient avec de perpétuelles extases au fond du cœur. Que de faiblesse il y a dans l’homme le plus fort ! Allez voyager dix ans à travers glaçons, océans, sables torrides, visages noirs, forêts peuplées de monstres, villes peuplées de païens ; ensanglantez vos mains de naufragé aux angles des écueils ; riez dans les ouragans ; insultez les bêtes fauves dans leurs cavernes ; bronzez votre visage et votre cœur avec des couches de soleil et le bitume de la mer ; étudiez la sagesse devant les ruines de tous les portiques,