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vous voir témoin de notre bonheur. Et ce digne M. de Braimes, remerciez-le bien de ma part, et ma belle petite Irène, qui lui a appris à aimer mon nom et qui venait tous les matins lui apporter un bouquet, et votre bel Henri, cet ange aux cheveux d’or, qui lui donnait à garder ses colombes enfermées dans votre panier à ouvrage pendant qu’il prenait ses leçons. Embrassez pour moi tous ces chers enfants, qu’il a vus, qu’il a caressés, qui l’ont égayé dans ses souffrances, et que j’aime à cause de lui et de vous.

N’est-ce pas que vous me permettrez de penser à ma filleule et de lui faire un présent de noces qui la rende libre à jamais, et riche assez pour avoir, sans imprudence, le droit de se marier par amour ? Je suis si heureuse d’aimer, que je ne m’imagine pas que l’on puisse être heureux dans ce monde sans aimer ; mais tout ce bonheur m’inquiète. Je me demande si mon cœur pourra suffire à une telle joie ; si ma pauvre raison, fatiguée par tant de tourments, pourra conserver assez de force pour supporter ces émotions violentes, et si le bonheur n’a pas sa démence comme le malheur. Je m’efforce, quand je suis seule, pour calmer mon esprit égaré, de me redire froidement l’histoire de ma vie, avec cette inflexibilité de jugement, ce pédantisme d’analyse que vous m’avez souvent reproché.

Vous vous le rappellerez, Valentine, plus d’une fois vous m’avez dit en riant qu’il y avait en moi deux personnes : une jeune fille très-romanesque et un vieux philosophe désenchanté… Eh bien ! aujourd’hui que la jeune fille romanesque est arrivée au plus beau chapitre de son roman, aujourd’hui qu’elle sent sa faible tête se troubler à l’idée d’un bonheur enivrant… elle appelle le vieux philosophe à son secours. Elle lui dit comment cette joie l’épouvante ; elle lui demande de vouloir bien la rassurer sur l’avenir de ce bonheur si beau, en lui expliquant qu’il est naturel et logique, que c’est une conséquence des événements de sa vie passée, et qu’enfin, si grand qu’il puisse