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la lumière divine, car le hatchich n’a rien de cette ivresse ignoble et lourde que les peuples du nord se procurent avec le vin et l’alcool : c’est un enivrement tout intellectuel.

Peu à peu l’ordre se rétablit dans mon cerveau ; je commençai à me rendre compte des objets intérieurs.

Les bougies avaient brûlé jusqu’aux bobèches ; les musiciens dormaient, tenant leurs instruments embrassés. La belle négresse ronflait sous mon pied ; je l’avais prise pour un coussin. Une pâle raie lumineuse commençait à se dessiner à l’horizon ; il était trois heures du matin. Tout à coup un tuyau vomissant une fumée épaisse passa rapidement sur la barre blafarde ; c’était l’Ontario qui se mettait en marche.

Un bruit confus de voix se fit entendre dans la chambre voisine : c’était ma mère, qui ayant, je ne sais par qui, appris mes projets d’exil, forçait la consigne imposée par Granson de ne laisser monter personne.

Je n’étais pas médiocrement honteux d’être surpris dans un si ridicule accoutrement ; mais ma mère ne s’aperçut de rien ; elle ne savait qu’une chose, c’est que je partais pour toujours. Je ne me souviens plus de ce qu’elle me dit, ces choses-là ne s’écrivent pas, des phrases dont elle se servait avec moi lorsque je n’avais encore que cinq ou six ans, enfin elle pleurait. Je lui promis de rester et de revenir à Paris. — Comment refuser quelque chose à sa mère qui pleure ? — N’est-ce pas la seule femme dont on n’ait jamais à se plaindre ?

Après tout, comme vous l’avez dit, Paris est le désert le plus sauvage ; c’est encore là qu’on est le plus seul. Des indifférents, des inconnus valent bien des sables et des savanes.

Si mon chagrin est trop tenace, je demanderai à mon ami Arthur Granson l’adresse du vieux Teriaki et je ferai venir du Caire quelques pots d’oubli. Nous partagerons si vous voulez. — Adieu, cher Roger, je suis à vous d’esprit et de cœur.

Edgard de Meilhan.