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XXX


À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
POSTE RESTANTE, À ROUEN.


Paris, 27 juillet 18…

Mon cher Roger, dussiez-vous faire sur moi toutes les plaisanteries que méritent les gens qui se tirent des coups de pistolet par-dessus la tête après avoir laissé sur leur table de nuit des adieux désespérés au monde, il faut que je l’avoue, je ne suis pas parti ; vous avez le droit de me chasser d’Europe, j’ai promis d’aller en Amérique et vous pouvez l’exiger ; soyez clément ; ne me couvrez pas de ridicule ; ne me criblez pas du feu roulant de votre artillerie moqueuse ; ma douleur, bien que je reste dans ce vieux monde, n’est ni moins grande ni moins cuisante.

Je vais vous conter comment tout cela s’est passé.

Comme toute ma vie je n’ai rien pu comprendre à la division du temps, et que c’est tout au plus si je distingue le jour de la nuit, j’ai été me loger non à la meilleure auberge du Havre, mais à celle qui se trouvait le plus près du quai et des fenêtres de laquelle on pouvait voir fumer les cheminées de l’Ontario en partance pour New-York. J’étais accoudé au balcon, dans la pose mélancolique du portrait de Raphaël, regardant l’océan dont la poitrine se soulevait et s’abaissait, avec ce sentiment de tristesse infinie que le cœur le plus ferme ne peut s’empêcher d’éprouver devant cette immensité composée de gouttes d’eau amères comme des larmes humaines. Je suivais vaguement des yeux un groupe bizarre que venait de jeter sur le rivage le paquebot arrivant de Portsmouth : — c’étaient des Orientaux richement costumés, suivis de domestiques nègres et de femmes couvertes de longs voiles.

L’un de ces Turcs, en passant sous ma fenêtre, lève le nez par hasard, m’aperçoit et s’écrie, en français très-correct, avec un accent parisien très-prononcé : « Eh tiens ! mais c’est Edgard de Meilhan ! » Et, sans plus de souci de