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Je ne sais pas si tout le monde éprouve, en voyant l’Océan pour la première fois, l’impression que j’ai éprouvée ; mais je me sentais dégagée de tous les liens, purifiée de toute haine et même de tout amour ; j’étais affranchie, calme, forte, insensible, armée, prête à braver tous les maux de la vie, comme quelqu’un qui vient de consulter Dieu et qui a acquis le droit de dédaigner le monde. Ainsi que le ciel, la mer inspire le mépris de la terre, et c’est toujours un bon effet.

Arrivée à Paris, je suis allée chez votre père ; là, j’ai eu de vos nouvelles, et j’ai été rassurée, enfin ! Vous devez avoir quitté Genève ; j’aurai bientôt une lettre de vous. Je ne suis pas chez ma cousine ; j’habite ma chère mansarde. Je n’ai pas envie de redevenir mademoiselle de Châteaudun d’ici à longtemps, je veux me reposer de mes tristes épreuves. Que dites-vous de cette nouvelle expérience ? Qu’elle est belle ma théorie du découragement ! trop belle ! Première épreuve : désespoir occidental au vin de Champagne ; deuxième épreuve : désespoir oriental au hatchich ; sans parler des accessoires consolateurs, des belles aux bras d’ivoire, des esclaves aux bras d’ébène. Je serais bien naïve si je ne me regardais pas comme suffisamment éclairée. Je vous en prie, ne me parlez pas de votre héros avec qui vous voulez me marier ; je suis très-décidée à ne me marier jamais. J’aimerai une image, je chérirai une étoile. Elle est revenue, la petite lumière, je la vois briller tout en vous écrivant, et ces poétiques amours suffisent à mon âme blessée. Une chose m’inquiète : on a abattu les grands arbres du jardin ; demain peut-être je verrai celui ou celle qui habite cette mansarde fraternelle. Je frémis ! Peut-être un troisième désenchantement m’attend-il à mon réveil. Bonsoir, chère Valentine ; je vous embrasse tous. Je suis bien fatiguée, mais je suis contente : c’est doux de n’être plus inquiète et de n’avoir personne à consoler.

Irène de Châteaudun.