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m’embarquer. — Tais-toi, et viens vite. Je l’emmène avec moi ; j’oublie seulement de lui dire que je ne vais pas en Amérique ; J’arrive au bord de la mer ; je me jette dans une barque ; l’infortunée Blanchard, qui est hydrophobe, me suit. — Tu as peur ? lui dis-je. — Non, mademoiselle ; j’ai peur sur la Seine, mais sur la mer, c’est tout autre chose. — Cette subtilité, dont je comprends la touchante délicatesse, m’émeut jusqu’aux larmes. Je veux abréger le supplice de cette amie dévouée ; je me fais conduire dans le port le plus voisin, au lieu d’aller très-loin, ce que je comptais faire, pour éviter la route de Rouen et le prince, le bateau à vapeur et M. de Meilhan. Débarquée sur la plage, j’envoie vite ma fidèle compagne dans le plus proche village demander une voiture et des chevaux. — Il faut que je sois demain à Paris, lui dis-je. Mais nous n’allons donc pas en Amérique ? — Non. — Tant mieux !

Je restai seule au bord de l’Océan. Oh ! que j’étais bien là ! que j’aimerais habiter ce beau désert d’azur si charmant et si terrible ! Comme en l’admirant j’oubliais vite mes ennuis mondains et les vaines tribulations de ma vie bourgeoise ! Comme je m’enivrais de ses parfums sauvages, de son air libre et puissant ! je croyais respirer pour la première fois ! Avec quelle volupté je livrais au souffle de la mer mon front brûlant et mes cheveux épars ! Comme mes regards aimaient à se perdre dans ces horizons infinis ! Combien — moquez-vous de mon orgueil — combien je me sentais à l’aise et à ma place dans l’immensité ! Je ne suis pas de ces cœurs modestes que les grandeurs de la nature oppriment et humilient ; moi, au contraire, je ne me sens en harmonie qu’avec les sublimités, non par moi-même, mais par les aspirations de ma pensée… Je ne trouve jamais qu’il y ait autour de moi, sur ma tête, devant moi, trop d’air, trop de hauteur, trop de clarté, trop d’espace ; j’aime que les horizons lumineux et sans bornes rendent pour ainsi dire visibles à mes yeux la solitude et la liberté.