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quérir, quand la gloire de son nom est à recommencer. Oh ! ce jour-là, je n’eus pas même une heure de colère ; je compris tout de suite l’avantage de la situation : plus de sacrifices, plus de remords, plus d’hypocrisie ; j’étais libre, on me rendait mon avenir. Ô ce bon Edgard ! ô ce cher poète !… comme je l’aimais… de ne pas m’aimer !…

Je dis à la petite fille : Allez vite chercher un des gens de l’hôtel. Un domestique vient, je lui donne cinq ou six louis pour frapper son imagination, et je lui adresse cette recommandation solennelle : Quand on vous sonnera dans ce salon, vous direz à ce jeune Turc qui a une veste rouge… Vous le reconnaîtrez ?… — Oui, madame. — Vous lui direz que la comtesse, sa mère, l’attend ici, au numéro 7, au fond du corridor. — Ah ! cette dame de ce matin qui pleurait tant ? — Elle-même. — Madame peut compter sur moi.

Là dessus, je paie ma dépense, je m’informe des moyens de quitter vite le Havre, et je m’enfuis de l’hôtel.

En marchant dans la Grand’-Rue de Paris, je vois avec plaisir beaucoup de monde allant et venant, des curieux attirés au Havre par les fêtes. Dans cette foule je serais moins remarquée, et puis on devait pouvoir partir facilement de cette ville où tant de gens arrivaient ; je hâtai ma course, encore inquiète et agitée ; tout à coup, comme je passais devant le théâtre, je m’entends appeler par mon nom. Vous jugez de ma frayeur j’entends crier très-distinctement : Mademoiselle Irène ! mademoiselle Irène ! Je crus que j’allais tomber foudroyée… Je double le pas ; on m’appelle encore ; mais la voix devient tellement suppliante que je la reconnais… Je m’arrête, c’est ma pauvre Blanchard qui s’élance vers moi, éperdue, essoufflée, baignée de larmes. Elle s’écrie : Je sais tout, mademoiselle, vous allez en Amérique ! Emmenez-moi. Depuis votre naissance, voilà le premier jour que j’ai passé sans vous ! — La pauvre femme, je l’avais laissée à Pont-de-l’Arche, et elle venait me rejoindre, croyant que j’allais