Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque chose ? Je ne savais pas que madame était ici. — Que veniez-vous faire dans cette chambre ? — Je venais comme hier pour voir… — Quoi donc ? — Là… les Turcs. — Les Turcs ? Comment ! je suis entourée de Turcs ! — Oh ! ils ne sont pas dans le petit salon à côté de cette chambre ; mais par la porte de ce petit salon on peut les voir dans la grande salle où ils sont rassemblés et où ils font leur musique… Si madame voulait seulement me laisser passer. — Par où ? — Par ici ; il y a une porte derrière cette toilette, on l’ouvre, on va là-dedans, on monte sur une table, et on voit les Turcs. La petite dérangea la toilette, entra dans le salon, et bientôt après elle revint me dire — Comme ils sont beaux ! Madame ne veut donc pas les voir ? — Non.

Au bout d’un moment elle revint encore :

— Les musiciens sont tous endormis, dit-elle… mais, madame, ils sont fous ces Turcs, ils ne dorment pas… ils ne parlent pas… et ils font des grimaces horribles, ils ont les yeux qui tournent ; quelle drôle de mine ils font, il y en a un qui ressemble à mon oncle quand il a la fièvre. Ah ! celui-là, madame, il est fou… Regardez donc, on dirait qu’il va danser !… et puis qu’il va… mourir !…

Cette petite disait des choses si absurdes, qu’enfin elle éveilla ma curiosité. J’entrai dans le petit salon, et je montai sur la table où elle était ; de là, par une assez large ouverture de la boiserie qui est à coulisses, et dont les panneaux étaient mal rejoints, on voyait très-bien ce qui se passait dans le grand salon. Il était richement tendu, jusqu’à une certaine hauteur, d’étoffes turques très-belles ; un superbe tapis de Smyrne était par terre. Dans un angle du salon, des musiciens dormaient en berçant tendrement dans leurs bras et sur leur cœur leurs instruments de musique de formes bizarres. Une douzaine de Turcs, magnifiquement vêtus, étaient assis sur le tapis moelleux, à la mode des Orientaux, c’est-à-dire à la manière des tailleurs ; ils s’appuyaient de chaque côté sur des piles de coussins de toutes couleurs et de toutes dimensions,