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ma femme ! quelle révoltante indiscrétion ! dire à des enfants : mes enfants ! quelle dégoûtante fatuité ! À ses yeux rien n’est plus horrible, par exemple, qu’un mari se promenant aux Champs-Élysées en calèche avec toute sa famille, et qui semble dire aux passants : Cette femme, assise à mes côtés, c’est celle que j’ai choisie entre toutes les femmes et à qui je dois les douces émotions, les mystérieuses joies de l’amour ; et la preuve, c’est cette charmante petite fille qui lui ressemble tant, c’est ce gros garçon si gentil qui est tout mon portrait. Les Orientaux, ajoute-t-il, que nous appelons barbares, ont plus de pudeur que nous ; ils enferment leurs femmes ; ils ne les promènent jamais, ils ne montrent à personne les objets de leurs mystérieuses tendresses ; et quand ils vous présentent leurs fils, à vingt ans, ce n’est pas comme les fruits de leurs amours, mais comme les héritiers de leur fortune et de leur puissance. À la bonne heure ! voilà du respect humain ! Je me rappelais ces plaisants propos qui avaient dû me frapper, vous en conviendrez. Et je me disais : Edgard ne voudra jamais se marier ; mais madame de Meilhan, qui connaissait les étranges idées de son fils, assurait qu’elles s’étaient bien modifiées, et que, me nommant un jour, il s’était écrié avec colère : Oh ! que je voudrais être son mari, pour l’enfermer chez moi, pour empêcher que personne ne la voie ! À présent, disait-il, je comprends bien qu’on se marie… Ceci n’était pas très-rassurant, mais je me dévoue comme une victime, et pour une victime sincère il n’y a pas de degrés dans le sacrifice. La générosité est absolue comme la cruauté.

Après une nuit de fatigues et d’angoisses, nous arrivons au Havre, à peu près vers dix heures du matin. Vite, nous nous faisons conduire au bureau des départs. Madame de Meilhan va, vient, interroge tout le monde, et finit par savoir d’un employé encore tout endormi que M. Edgard de Meilhan a pris passage à bord de l’Ontario. — Et quand doit-il partir ce bâtiment ?… — Je ne vous