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bonheur que je pleure, c’est aussi, c’est surtout celui de cette noble créature qui l’aura rencontré, comme moi, sans pouvoir y porter la main. En nous voyant, j’en ai la conviction, nous nous étions reconnus l’un l’autre. Elle s’est écriée : C’est lui ! quand je me suis écrié : C’est elle ! Quand je suis allé lui dire adieu, un adieu éternel, un adieu pour toujours, je l’ai vue triste, pâle et frappée de stupeur ; j’ai vu des larmes couler sur sa joue. Elle m’aime, je le sais, je le sens ; et cependant j’ai dû partir ! elle a pleuré, et j’ai dû me taire ! Un mot, un seul, et le ciel aussitôt s’entr’ouvrait pour nous recevoir ; ce mot, je n’ai pu le dire ! Adieu donc, doux songe envolé ! Et toi, farouche et stupide honneur, je te maudis en te servant, et je t’exècre en faisant tout pour toi. Ah ! ne me croyez pas résigné ; ne pensez pas que l’orgueil puisse jamais combler l’abîme où je me suis jeté volontairement, n’espérez pas que je trouve un jour, dans la satisfaction de moi-même, la récompense de mon abnégation. Il y a des instants où je m’indigne et me révolte contre mon imbécilité. Pourquoi partir ? Que m’importait Edgard ? que me font à moi ses amours ? J’aimais, je me sentais aimé ; qu’avais-je à m’occuper du reste ?

Ainsi, pour prix de mon sacrifice, je n’ai retiré que le mépris de ma lâche vertu, et je me soufflète moi même avec cette pensée de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Allons ! tais-toi, mon cœur ! Du moins il ne sera pas dit que l’héritier d’une race de preux n’est entré sous le toit d’un hôte et d’un ami que pour lui voler son bonheur.

Je suis triste, madame. Le gai rayon un instant entrevu n’a fait que rendre plus morne et plus sombre la nuit où je suis retombé. Je suis triste jusqu’à la mort. Que vais-je devenir ? où vont aller mes jours ? Je ne sais. Tout me pèse et m’ennuie, ou plutôt tout m’est indifférent. Je pense à voyager. Où que j’aille, votre image me suivra partout, consolante, si je pouvais être consolé. J’ai voulu