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mademoiselle de Châteaudun, si le bonheur de sa vie vous est cher, si son cœur ne peut être atteint sans que le votre soit percé du même coup, madame, avertissez-la promptement ; faites-le sans détour ; allez droit au but : le temps presse. Il ne s’agit ici de rien moins que de prévenir quelque irréparable malheur. De l’amour à la haine il n’y a qu’un pas ; la haine qui se venge est encore de l’amour. Dites à cette enfant qu’elle plaisante avec la foudre ; dites-lui que la foudre gronde, et qu’à la fin elle éclatera sur sa tête. Si, par exemple, mademoiselle de Châteaudun n’a qu’un nouvel amour pour excuse, si elle n’a dégagé sa foi que pour la donner à un autre, malheur ! trois fois malheur à elle ! M. de Monbert a le coup d’œil sûr et la main exercée : le deuil suivra de près la fête des fiançailles, et mademoiselle de Châteaudun peut commander en même temps ses vêtements de veuve et sa robe de mariée.

C’est là, madame, tout ce que j’avais à vous dire. Quant aux folles joies dont ma lettre était pleine, ce n’est même plus la peine d’en parler. Espoir brisé, rompu, éteint, bonheur aussitôt évanoui qu’entrevu ! À Richeport depuis quatre jours seulement, je commençais déjà de remarquer entre M. de Meilhan et moi une irritation sourde, secrète, inavouée, mais réelle, quand une lettre de M. de Monbert est venue me donner le mot de cette énigme, en me faisant comprendre que j’étais de trop sous ce toit. Insensé, comment ne l’avais-je pas compris de moi-même et plus tôt ? Comment, aveugle que j’étais, n’ai-je pas vu, dès la première heure, que ce jeune homme aimait cette femme ? Comment ne me suis-je pas dit tout d’abord que ce jeune poète n’avait pu vivre impunément auprès de tant de grâce, de charme et de beauté ? Avais-je donc pensé, malheureux, qu’elle n’était belle que pour moi, et que seul j’avais des yeux pour l’admirer, un cœur pour l’adorer et la comprendre ? Eh bien ! oui, je l’avais pensé ; j’avais cru, sans m’en rendre compte, qu’elle s’était épanouie, pour moi seul, qu’elle n’existait pas avant notre