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Edgard s’esquiva adroitement entre deux charges de cavalerie et m’entraîna dans le parc, où madame de Meilhan ne tarda pas à nous rejoindre, suivie de tout son monde, le terrible général en tête. Interrompue un instant par la retraite savamment ménagée du jeune poète, la bataille de Friedland recommença, avec une nouvelle furie. Les allées du parc sont étroites. Le guerrier marchait en avant avec Edgard, qui suait à grosses gouttes et s’épuisait en vains efforts pour délivrer son bras des étreintes d’un poignet de fer : madame de Meilhan et les quelques personnes qui l’accompagnaient représentaient le corps d’armée ; moi, je formais l’arrière-garde. Les balles sifflaient, les bataillons se heurtaient, on entendait les cris des blessés, on respirait l’odeur de la poudre. Dans l’intention d’éviter autant que possible le spectacle d’un affreux carnage, j’avais ralenti graduellement le pas, si bien qu’au tournant d’une allée, je remarquai avec une agréable stupeur que j’avais, sans m’en douter, déserté mon drapeau. Je prêtai l’oreille ; je n’entendis que le chant du bouvreuil. J’aspirai l’air et ne recueillis que la senteur des bois. Je cherchai au-dessus des trembles et des bouleaux un nuage de fumée qui pût me mettre sur la trace de la mêlée ; je n’aperçus que le bleu du ciel qui riait à travers le feuillage. J’étais seul. Par une de ces réactions dont je vous parlais tout à l’heure, je m’abîmai insensiblement dans une rêverie profonde.

Il faisait une chaleur accablante ; je me laissai tomber sur l’herbe, à l’ombre d’un épais fourré, et je restai là, écoutant à la fois les vagues rumeurs de la nature et les bruits confus de mon cœur. La joie que je venais d’éprouver en revoyant Edgard m’avait fait sentir plus vivement le vide immense que ne comble point l’amitié : les sens amollis par les émanations que le soleil en feu dégageait du parc embrasé, je poursuivis en élégies sans fin l’entretien doux et grave qu’un soir nous avions eu sous vos tilleuls. Soit que je pressentisse quelque chose de prochain