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railleur ; à l’étudier, vous trouveriez bientôt, sous cette couche d’ironie sans fiel, plus de candeur et de simplicité qu’il ne s’en soupçonne lui-même, et que n’en ont bon nombre de gens faisant sonner bien haut leur foi et leurs croyances. C’est, avec l’esprit d’un sceptique, l’âme crédule d’un néophyte.

En moins de trois heures la vapeur m’eut déposé, à Pont-de-l’Arche. On a beaucoup médit des chemins de fer ; il faut nécessairement que les honnêtes gens qui s’en sont mêlés n’aient eu jamais au loin ni parents, ni amis, ni maîtresses. M. de Meilhan et sa mère m’attendaient au débarcadère. Les premiers transports apaisés, car voilà bien trois ans que mon poète et moi nous ne nous étions vus, je vous laisse à penser au milieu de quels éclats de rire, partit tout d’un coup, comme un obus, le nom formidable de lady Penock ! Edgard, qui savait mon aventure, et qu’excitait encore la joie de ma présence, poussait des shocking à terrifier les échos du rivage, et nous allions ainsi, en calèche découverte, au pas des chevaux, riant, causant, nous pressant les mains, échangeant question sur question, tandis que madame de Meilhan, après avoir partagé notre hilarité, paraissait observer avec intérêt le tableau de nos épanchements mutuels. Tout cela s’encadrait dans le plus beau pays du monde ; pays adorable, en effet, et auquel il ne manque guère, pour se voir apprécier convenablement, visité, décrit, chanté sur tous les tons, que d’être à cinq cents lieues de la France.

J’ai l’esprit naturellement gai, le cœur naturellement triste. Il y a toujours en moi, quand je ris, quelque chose qui souffre et se plaint ; il n’est pas rare que je passe brusquement et sans transition d’une explosion de gaieté à un violent accès de tristesse ou de mélancolie. Arrivés à Richeport, nous trouvâmes au château quelques visiteurs, entre autres un général gravement résigné aux plaisirs d’une journée champêtre. Pour échapper à cette illustre épée qui l’avait entrepris sur la bataille de Friedland,