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tique. Vous en aimeriez les vertes solitudes, les landes incultes, les vallées silencieuses et les petits lacs enchâssés comme des nappes de cristal dans des bordures de sauge et de bruyère. Ce qui m’en plaît surtout, c’est qu’il est ignoré, et que jamais curieux ni touristes vulgaires n’ont effarouché les sylvains de ses châtaigneraies et les naïades de ses frais ruisseaux. C’est à peine si de loin en loin quelque poète de passage en a trahi les agrestes mystères. Mon château n’a rien de la fière attitude que vous lui supposez peut-être ; imaginez plutôt un joli castel nonchalamment assis sur le plateau d’une colline et regardant d’un air mélancolique la Creuse couler à ses pieds sous un berceau d’aulnes et de frênes. Tel qu’il est, au milieu des bois qui l’abritent contre les vents du nord et l’enveloppent, durant les beaux jours, de fraîcheur, d’ombre et de silence ; c’est là, si l’espoir qui m’agite n’est point une illusion de mes sens éperdus, si la lueur que je vois n’est pas une étincelle échappée du foyer des chimères, c’est là, c’est dans ces lieux où j’ai reçu la vie que je veux cacher mon bonheur. Vous voyez bien, madame, que ma main tremble en vous écrivant. Un soir, nous marchions, vous et moi, sous les arbres de votre jardin, tandis qu’autour de nous les enfants s’ébattaient comme des chevreaux sur les pelouses. Nous marchions à pas lents, nous causions ; je ne sais plus par quelles pentes insensibles nous en étions venus à parler de ce vague besoin d’aimer qui tourmente toute jeunesse. Vous disiez que l’amour est une chose grave, et que c’est souvent du premier choix que dépend la vie tout entière. Moi, je disais mes aspirations vers les joies inconnues dont l’instinct m’obsédait comme Colomb celui d’un nouveau monde. Vous m’écoutiez sérieuse et pensive, et quand je vins à tracer l’image de la femme entrevue dans l’empyrée des songes, et vainement cherchée sur le sol ingrat de la réalité, je me souviens qu’en souriant vous me dites : Ne désespérez point, elle existe ; vous la rencontrerez. Si vous